Reading Club au Jeu de Paume, Paris
Reading Club au Jeu de Paume, Paris

SIMONA POLVANI | Pour arriver à la Galerie Nationale du Jeu de Paume, on longe les murs du Jardin des Tuileries du côté de l’éblouissante Place de la Concorde. C’est là que le Reading Club “Avant et Maintenant”, Raymond Queneau a été créé le 19 décembre dernier. Il constitue l’un des événements performatifs de l’exposition en ligne Erreur d’impression. Publier à l’ère du numérique (jusqu’au 07/04/2014), proposée par Alessandro Ludovico.

Deux écrans sont installés sur le mur devant la salle. En dessous, derrière un long bureau, sont assis Emmanuel Guez et Annie Abrahams, auteurs du Reading Club, qui est inspiré des Reading Group de Brad Troemel et du Department of Reading de Sönke Hallman. Ils expliquent les règles du jeu. Un passage de Queneau, de son très célèbre Exercices de style a été choisi. Deux performances se dérouleront simultanément ; l’une sur le texte original en français, l’autre sur sa traduction en anglais. Pour chacune, dans un temps établi de vingt minutes, quatre lecteurs/auteurs non présents dans la salle seront engagés à agir à distance sur le texte, qui ne pourra pas dépasser les 1.300 signes. Les lecteurs/auteurs (que parfois on appellera seulement lecteurs ou auteurs, mais aussi performeurs) sont R Carpenter, Jerome Fletcher, Leonardo Flores et Renee Turner pour la session en anglais et Eric Arlix, Philippe Castellin, Catherine Lenoble et Alexandra Saemmer pour celle en français.

Dès l’instant où la performance commence, dans la pénombre brillante de la projection, plongés dans l’environnement sonore électronique et hypnotique créé pour l’occasion par le musicien Christian Vialard, les textes de Queneau deviennent mobiles, voire instables, colorés. Ils se transforment. Immédiatement le texte original se brise, sous les coups de fouet de serpentins de mots surlignés en rouge, bleu, vert, fuchsia, jaune, orange, rose, violet (chaque lecteur utilise une couleur d’identification pour son écriture). Des phrases sont fichées vigoureusement dans le texte, introduites en suivant le fil sémantique de Queneau, ou greffées comme des corps étrangers. On assiste à toute une série de manipulations. On reconnaît à l’œuvre plusieurs figures de rhétorique, des registres et des tons, pour un texte flottant qui se détricote et se rassemble à tout moment. Lire, réécrire, effacer: ce sont les gestes fiévreux que nous percevons. Chaque auteur exerce une action qui peut paraître arbitraire et violente ; effacer l’écrit de quelqu’un d’autre. Dans cette bataille ludique, on sent qu’en arrière-plan, parfois, se décochent des coups de poing, se livrent des combats (impossible de ne pas penser alors au Fight Club). Mon œil de spectatrice suit avidement les écrans. Saisir l’ensemble, suivre simultanément les deux actions constitue un défi, et pourtant on s’efforce de ne rien perdre : un mot qui change, une ligne et une couleur qui disparaissent, avec la déception, parfois, de devoir renoncer à une phrase qui nous a touchés. Il advient qu’un auteur rentre dans le temps de la performance avec une sorte de compte à rebours; qu’un autre adresse des questions aux spectateurs, alors même qu’il est absent et invisible ; sa voix qui interpelle traverse alors le noir pour nous atteindre. Comment lui répondre ? Il arrive encore qu’un autre foudroie ainsi l’auditoire : « ça a toujours quelque chose d’extrême un poème ».

Quand sonnent les vingt minutes et que tout s’arrête, nous sommes pris de court. L’attention entièrement consacrée à la métamorphose des textes, nous ne nous sommes pas préparés à la fin. Nous avons fait l’expérience esthétique d’un temps dense et vivant, qui à la fois a requis une extrême attention, en nous mettant sous tension, et est passée à la vitesse de l’éclair.

Sur les écrans, les textes sont maintenant stables, ils ne bougent en apparence plus. Eloignés du texte original que l’on ne reconnaît plus que difficilement, comme une image dans un miroir brisé en mille morceaux, ils ont pourtant une fermeté et une solidité relatives. L’impression que l’on a, est que, mis en mouvement par les lecteurs/auteurs, les textes avancent désormais par mouvement inertiel, destinés à ne plus s’arrêter, et que chaque mot ajouté est un cratère de volcan ouvert, prêt à cracher une autre énergie.

Je décide de suivre en ligne la session du 6 décembre à Oudeis, Le Vigan, dans le cadre du NOW HERE, cinquième édition des Rencontres des arts numériques, électroniques et médiatiques. Il n’y a pas d’auteur sur le web. Pour la première fois est proposée une installation dans laquelle des personnes du public sont invitées à participer à des sessions d’une durée de 15 minutes sur un même texte, avec divers contraintes de lecture/écriture. L’auteur choisi pour cette performance est Marshall McLuhan. Les lecteurs se confrontent sur un extrait de son oeuvre Counterblast (1959). Les résultats sont assez extraordinaires. L’expressivité de M. McLuhan et sa pensée sur l’avènement de l’imprimé, de la radio, de la télévision, mises en connexion avec le développement sensoriel, se prêtent à la pure invention, à la réflexion, à l’actualisation. « Et un iPhone ? avec des petites touches à écriture automatique? On choisit les mots pour toi au cas où tu ne saches plus écrire ou simplement penser », est un des commentaires introduits dans le texte, mettant en évidence le paradoxe de la relation avec certains instruments technologiques, qui sont désormais devenus tout à fait des extensions, des prothèses. Créés avec l’intention de nous simplifier la vie, ils paraissent aujourd’hui susceptibles de compromettre certaines des facultés primaires qui font de nous des êtres humains.

En observant l’expérience de différentes sessions, Reading Club met en œuvre un processus de lecture et d’écriture qui se fait et se défait sans cesse. Il présente un mélange de différentes instances, dans lesquelles chaque lecteur paraît influencer et être influencé par le processus même. Le texte de départ devient territoire dans lequel se mesurer avec soi-même et avec les autres. Le texte d’arrivée est un creuset de styles, d’idées, de traces pour de nombreux et potentiels autres textes à venir. Il s’agit là d’une œuvre hétéroclite et an-organique (et en cela réside sa force). Elle est parsemée de ponctuations métalittéraires – comme la conscience des lecteurs d’être en train de participer à une réécriture, l’allusion aux différentes contraintes à respecter et au temps qui s’écoule – et par des contaminations par la présence de l’autre, lointaine ou face à face.

Si un des caractères de la performance est constitué par le corps du performeur qui se met en jeu et en risque, dans une exposition continue au hasard et parfois au danger, le performeur/lecteur/auteur, dont le corps matériel est invisible ou bien à l’abri, s’expose avec le corps de ses mots, qui acquièrent une matérialité sensible dans ce corps à corps, dans lequel ils se font de la place pour exister, mais également dans la condamnation à mort par l’effacement, à savoir dans la disparition. Les mots eux-mêmes sont performatifs, et même performeurs, objets en ligne et visibles, surgissant, se manifestant, disparaissant ou restant, faisant sens par leur présence ou par le vide qu’ils laissent.

Dans l’épidémie d’auteurs et de personnalisme présentéiste qui caractérisent notre époque de réseaux sociaux, Reading Club constitue une façon d’“être ensemble” sur le web dans lequel l’identité personnelle laisse place à la communauté, l’individualisation à la collectivisation, pour une nouvelle forme d’expérience artistique dans laquelle l’auteur est un sujet partagé. 

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